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Rupture brutale de relation commerciale établie : nouveaux développements

Initialement prévu pour sanctionner les abus de puissance économique et plus spécialement les déréférencements abusifs dans la grande distribution, le délit civil de rupture brutale d'une relation commerciale établie est aujourd'hui largement appliqué. Tant le législateur que la jurisprudence ont étendu son champ d'application. Issu de la loi Galland du 1er juillet 1996, l’article L.442-6-I-5° du Code de commerce, tel que modifié par la loi NRE du 15 mai 2001, puis par les lois du 3 janvier 2003 et 2 août 2005, édicte une véritable obligation de loyauté dans la rupture de relations commerciales établies avec un partenaire économique. Ainsi cet article a-t-il vocation à s’appliquer à toute relation commerciale présentant un certain nombre de critères, constituant en cela un véritable outil dissuasif pour l’auteur de la rupture.

1. Les conditions d'application de l'article L.442-6-1-5°

* La rupture d'une relation commerciale établie

- L'existence d'une « relation commerciale »

La généralité des dispositions légales laisse entendre que la notion de "relation commerciale" recouvre tous les types de relations commerciales entretenues entre deux professionnels à l'exclusion des relations avec les consommateurs. Partant, les médecins ne peuvent se voir appliquer ce texte, leur déontologie prohibant la pratique de la médecine comme un commerce (Cass. Com., 2007).

Ainsi ce texte s'applique aussi bien à l'achat et à la vente de produits qu’à la réalisation de prestations de services (Cass. Com. 2003), qu'il s'agisse indifféremment d'une relation contractuelle à durée déterminée ou indéterminée, ou d'une relation extra-contractuelle (CA Versailles, 2003).

En outre, ce texte s’applique quelle que soit la qualité de l’auteur de la rupture, pourvu qu’il s’agisse d’un commerçant, d’un industriel ou d’une personne immatriculée au répertoire des métiers. Aucune restriction n’existe en revanche concernant la victime : celle-ci peut demander l’application du texte susvisé quel que soit son statut juridique (association, commerçant, etc.).

- L'existence d'une relation commerciale « établie »

La jurisprudence est venue préciser la notion de relation commerciale "établie" en tenant compte de la durée des relations, de la stabilité et de l’intensité de celles-ci.


Durée


La jurisprudence n’a pas précisé la durée minimale requise en vue de l’application de l’article L.442-6-I-5° (CA Paris, 2004 : « il n’existe pas de durée minimale »). La Cour de Cassation est juste venue préciser « qu’une relation commerciale n’est pas établie si elle n’a duré que quelques mois » (Cass. Com 2007). Pourtant, selon certaines juridictions du fond, une relation de quelques mois semble suffire (CA Aix-en-Provence, 2004 pour une relation de 6 mois constituant une relation établie).

Le point de départ de la relation commerciale est quant à lui globalement reconnu par la jurisprudence comme se situant à l’origine de la relation commerciale, indépendamment des différentes formes que cette relation a pu emprunter. Ainsi, la Cour de Cassation précise-t-elle qu’il convient de prendre en compte des relations contractuelles antérieures à la relation commerciale rompue dans l’appréciation du caractère « établi » ou non de la relation commerciale litigieuse (Cass. Com. 2001). Cela signifie par exemple qu’il conviendra de prendre en compte l’intégralité de la relation en cas de reprise d’un contrat par avenant et non uniquement la durée de la relation à compter de cette reprise (Cass. Com. 2008).

Stabilité


Le second critère permettant d’apprécier si la relation commerciale litigieuse est ou non établie se situe au niveau de l’intention des parties. Pour l’application de ce critère les juges regarderont si la relation commerciale visée avait ou non vocation à perdurer. Ainsi, la jurisprudence considère qu’en l’absence de clause de tacite reconduction dans un contrat à durée déterminée, la probabilité des éventuels renouvellements est trop faible pour qu’il y ait « stabilité » ; il n’y aura pas relation commerciale établie (CA Paris, 2008).

Intensité


Enfin, le troisième critère consiste à ne prendre en compte, pour l’appréciation du caractère établi ou non de la relation commerciale, que les relations suivies et régulières. Cette intensité peut prendre la forme par exemple d’une progression continue du chiffre d’affaires (CA Lyon 2002).

- L'existence d'une rupture totale ou d'une rupture partielle de relation commerciale

Les dispositions du Code de commerce visent à la fois la rupture totale d'une relation commerciale établie et la rupture partielle.

La rupture totale peut être caractérisée sans difficulté. Elle se traduit par la cessation pure et simple des commandes ou des livraisons.

La rupture partielle est, quant à elle, plus difficile à déterminer. La jurisprudence a jugé qu'une diminution effective des commandes, et, par conséquent, du chiffre d'affaires, peut constituer une rupture partielle, sous réserve de répondre aux conditions ci-après définies (Cass. Com, 2007 : rupture partielle en cas de baisse du chiffre d’affaire de plus de 75% en 1 an). Pourrait également être considérée comme une rupture partielle le déréférencement de certains produits. A noter en revanche qu’en cas d’acceptation par la victime, c’est-à-dire en l’absence de protestation de sa part quant à la diminution régulière du volume d’affaires, la jurisprudence considère qu’il n’y a pas rupture partielle (CA Caen, 2005). Enfin, le non-respect d'un engagement de chiffre d'affaires ou des changements de politique commerciale (modification unilatérale d’un élément essentiel du contrat) peuvent constituer une rupture partielle (CA Versailles, 2003 relativement à la suppression d’une marge de 20% antérieurement accordée).

La qualification de rupture partielle a pour principale conséquence la prise en compte du chiffre d'affaires en tant que référence pour le calcul du préjudice subi.

* La rupture brutale

Au sens de l'article L.442-6-I-5° du Code de commerce, la rupture d'une relation commerciale établie est brutale en cas de non-respect d'un "préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale".

La brutalité peut découler soit de l'absence de préavis écrit, soit de l'insuffisance du préavis donné.

 

Préavis écrit

Selon la jurisprudence, ce préavis ne se limite pas aux préavis explicites de rupture d’activité. En effet, la modification substantielle de conditions tarifaires peut constituer un préavis écrit (CA Versailles 2003). En revanche, une télécopie indiquant notamment au sous-traitant le refus de nouveaux tarifs, suivie d’une poursuite d’activité sans que la question des tarifs ne soit plus évoquée, ne constitue par un préavis écrit (CA Pau 2006).

 

Préavis suffisant


Par ailleurs, en vue d'échapper à la sanction de la rupture brutale, le préavis doit être suffisant. En d'autres termes, la durée du préavis est calculée en prenant en compte l'ancienneté de la relation commerciale et éventuellement de la nature des produits ou services concernés, de leur notoriété, des investissements réalisés ou encore de l'importance représentée par le partenaire économique, auteur de la rupture, dans le chiffre d'affaires de l'autre partenaire. Il convient en outre de retenir que le respect du seul préavis contractuel ne suffit pas.

Concernant l’arrivée à terme d’un contrat à durée déterminée non renouvelé, la jurisprudence semble hésitante. Si certaines cours d’appel semblent faire primer le contrat sur la loi (CA Paris, 2005 : la cessation du contrat par l’arrivée du terme correspond à la volonté des parties d’où absence de rupture brutale), d’autres en revanche considèrent que le non renouvellement d’un contrat à durée déterminée même dépourvu de clause de renouvellement tacite est constitutif d’une rupture brutale (CA Nancy, 2003).

Enfin, la motivation de la rupture est indifférente dans l'appréciation du caractère brutal ou non de la rupture, sauf en cas de faute ou d'inexécution, par l'autre partie, de ses obligations, ou de force majeure, exceptions qui seront plus amplement développées ci-après. Partant, le motif tiré de la conjoncture économique difficile ne peut, en tant que tel, justifier une rupture brutale partielle et a fortiori totale.

2. Les sanctions de la rupture brutale d'une relation commerciale établie

* La responsabilité délictuelle et le paiement de dommages et intérêts

Le Code de commerce impose, à la charge de celui qui souhaite mettre fin à une relation commerciale établie, une véritable obligation de loyauté dans la rupture avec son partenaire économique. L'auteur de la rupture qui manque à cette obligation commet donc une faute engageant sa responsabilité délictuelle et l'obligeant à réparer le préjudice subi.

L’indemnisation de la victime prend en compte l’indemnisation d’un certain nombre de préjudices tels que notamment la perte de marge brute, le coût des emballages où était apposée la marque du réseau que le distributeur n’avait pas pu écouler pendant la durée du préavis (CA Angers, 2006) ou encore la part non amortie des logiciels spécialement conçus pour l’initiateur de la rupture (CA Douai 2001).

A noter qu’en l’absence de diversification et d’anticipation du risque lié à une dépendance économique non imposée, la jurisprudence considère que le fournisseur a alors accepté le risque inhérent à une situation de dépendance économique. Par suite, son indemnisation doit être réduite (CA Douai 2001). Il en ira de même en cas d’avertissement formulé par l’auteur de la rupture à la victime (CA Pau, 2006).

* La faculté de résiliation sans préavis : les exceptions légales

L'auteur de la rupture peut être exonéré de sa responsabilité, c’est-à-dire du fait qu’il ait mis fin de façon brutale à la relation commerciale établie. Celui-ci dispose d'une faculté de résiliation sans préavis, soit en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations, soit en cas de force majeure, laquelle n'est constituée qu'en présence d'un évènement imprévisible, extérieur et irrésistible.

La jurisprudence est très rigoureuse quant à la mise en œuvre de ces deux exceptions. Ainsi considère-t-elle que l’inexécution doit revêtir un degré de gravité suffisant (Cass. Com, 2007). Par ailleurs, la jurisprudence a plusieurs fois rappelé qu’une situation économique difficile ne justifie pas une baisse des commandes sans préavis (CA Caen 2005 ; CA Versailles 2006).

3. L’application internationale de l'article L.442-6-1-5°

Des arrêts récents sont venus confirmer l’application de l’article L.442-6-I-5° du Code de commerce au plan international.

C’est ainsi qu’une société française a été condamnée en raison de la rupture brutale imposée à une société de droit italien avec laquelle elle entretenait des relations commerciales établies. En effet dans un arrêt d’octobre 2004, confirmé par la Cour de Cassation en juillet 2006, la Cour de Versailles précise que « l’article L.442-6-I-5° du Code de commerce s’impose à une société française que son partenaire soit lui-même français ou étranger, lorsque son application est recherchée devant une juridiction française à propos d’un litige ayant pour objet la rupture de relations commerciales établies (…) ».

Plusieurs arrêts de la Chambre commerciale de la Cour de Cassation en 2008 sont, en outre, venus préciser l’application délictuelle de ce texte au plan international (Cass. Com. 2008).

4. Les mesures à prendre

Certaines mesures peuvent être entreprises pour éviter ou faire face à une rupture brutale de relation commerciale établie.

Ainsi, il convient de noter qu’un audit des contrats en cours, permet à une entreprise d’évaluer les risques juridiques existants. En effet, cet audit permet notamment d’établir l’importance financière de chaque contrat pour chaque partie en présence et de déceler l’éventuelle dépendance économique d’un contractant. En outre, l’audit permet d’évaluer les risques encourus (risque d’intervention de la DGCCRF, propagation aux autres fournisseurs) et le préjudice indemnisable.

Par ailleurs, il paraît utile, pour l’entreprise qui souhaite mettre fin à des relations commerciales établies, de réfléchir à la forme du préavis écrit qu’elle souhaite notifier à son cocontractant. Cependant, cette même entreprise peut également tenter de transiger avec son cocontractant.

Du côté de la victime de la rupture des relations commerciales, l’essentiel est d’anticiper en cas d’incertitude sur l’avenir de la relation. Ainsi, il convient pour celle-ci de réfléchir très en amont aux hypothèses de diversification, et de saisir le plus rapidement possible la juridiction compétente.

En conclusion : En imposant à l'auteur de la rupture de relations commerciales établies, l'obligation de respecter un préavis écrit, le législateur a voulu assurer une certaine loyauté dans les relations entre partenaires économiques. Toutefois, il appartient aux juges de veiller à ce que l'esprit de ces dispositions ne soit pas détourné.

 


- Fiche point de vue : janvier 2009 -

© Mascré Heguy Associés - janvier 2009

 

 

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